À la disgrâce de la détention provisoire, le sursaut de la liberté

Par Ludovic BENEZECH, Docteur en droit public, Université Clermont Auvergne, CMH EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

Les droits fondamentaux en général et ceux des personnes placées en détention provisoire en particulier n’ont jamais été aussi malmenés. La crise sans précédent dans laquelle le monde entier a été plongé à la suite de l’apparition subite du covid-19 a permis de (re)prendre conscience que les droits fondamentaux, érigés comme les fondements premiers de notre ordre juridique, ne sont en réalité que des colosses au pied d’argile. Quand la tempête se lève, leur sacrifice est à même de s’opérer avec une aisance déconcertante. La situation des personnes placées en détention provisoire pendant la période de l’état d’urgence sanitaire illustre tristement ce propos.

L’instauration de l’état d’urgence sanitaire pour répondre à la pandémie a débouché sur l’adoption (conformément à l’article 38 de la Constitution) d’une série d’ordonnances touchant l’ensemble des branches du droit et, en premier lieu, la procédure pénale. Plus précisément, l’article 16 de l’ordonnance du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale dispose qu’en matière correctionnelle les délais maximums de détention provisoire ou d’assignation à résidence sous surveillance électronique sont prolongés de plein droit de :

• deux mois lorsque la peine d’emprisonnement encourue est inférieure ou égale à cinq ans,
• trois mois dans les autres cas,
• de six mois, en matière correctionnelle, quel que soit le montant de la peine encourue, en appel.

En matière criminelle, les délais maximums de détention provisoire sont prolongés de 6 mois.

La lecture de la circulaire du 26 mars 2020 visant à éclairer et interpréter ces dispositions ne pouvait être plus claire : soulignant le propos, la circulaire précise que pendant la durée de deux mois, trois mois et six mois « il n’est pas nécessaire que des prolongations soient ordonnées par la juridiction compétente ». Ite missa est.

En quelques jours, le gouvernement a donc adopté une ordonnance (un simple acte administratif qui aura valeur législative de manière rétroactive avec la loi de ratification) qui évince systématiquement le juge et ouvre la porte de l’arbitraire.

Cette disposition est choquante par son caractère systématique (toutes les détentions provisoires dont le titre arrive à expiration sont prolongées) et par son caractère excessif (6 mois d’emprisonnement supplémentaires en matière correctionnelle, quelle que soit la peine encourue du simple fait d’être en appel).

De plus, les motifs justifiant cette atteinte substantielle au droit à la sûreté et à la liberté ne sont guère convaincants. Il a été avancé que la crise sanitaire ne pouvait être à l’origine d’une libération massive de détenus au regard de leur dangerosité. Le raisonnement était le suivant : le ralentissent du fonctionnement de l’institution judiciaire ne pouvait entraîner une libération massive des personnes détenues en raison du risque social que cela ferait courir.

Cet argument ne résiste pas à l’analyse, mais traduit plutôt la tentative d’instrumentalisation de la dangerosité des personnes détenues. En effet, alors que d’un côté l’ordonnance consacrait la maintien systématique en détention provisoire, de l’autre, elle facilitait la sortie des détenus en fin de peine¹, conformément à l’esprit de la loi du 23 mars 2019. Ce double mouvement (maintien des personnes en détention provisoire et libération des détenus en fin de peine, 12 000 environ) a conduit à assurer la tranquillité dans les établissements pénitentiaires dont le taux d’occupation général a chuté significativement (- de 100 %). L’argument de la dangerosité ne peut donc être retenu.

En réalité, ce n’est pas tant la dangerosité que la volonté de permettre à l’instruction de pouvoir se dérouler dans des conditions satisfaisantes qui justifie la prolongation systématique de la détention provisoire. D’un certain point de vue, cet argument est plus satisfaisant. Il est vrai que, pendant la durée du confinement, l’instruction ne pouvait se dérouler dans des conditions normales: il était donc très difficile pour les magistrats instructeurs d’ordonner l’ensemble des actes utiles à la manifestation de la vérité. Le maintien en détention provisoire permettait donc, en quelque sorte, de figer la situation et de pouvoir faire de nouveau courir les délais normaux une fois la crise terminée.

Cet argument est pertinent pour les affaires les plus graves, les plus complexes, celles pour lesquelles la détention du mis en examen fait sens au regard de sa dangerosité, des pressions qu’il pourrait exercer sur les victimes, les témoins. Cependant, un tel raisonnement qui respecte tant la lettre que l’esprit de l’article 144 du CPP (détaillant les raisons justifiant la détention provisoire) est-il à même de s’appliquer à l’ensemble des personnes en détention provisoire ? C’est sur ce point précisément que l’article 16 de l’ordonnance est manifestement contestable. En généralisant l’éviction du juge et en prolongeant la détention provisoire de toutes les personnes dont le titre de détention devait prendre fin, sans prendre en considération la situation personnelle des mis en examen, sans appréciation individualisée de leur dangerosité ou du risque de récidive, l’ordonnance a consacré un maintien arbitraire en détention qui balaye trop aisément la notion de délai raisonnable et heurte frontalement les exigences tirées de l’article 5 de la CEDH.

Au regard de la jurisprudence de la Cour européenne, le risque d’inconventionnalité était très élevé. En effet, dans l’affaire Tase c/ Roumanie², la Cour a rappelé que la « justification de toute période de détention, aussi courte soit-elle, doit être démontrée de manière convaincante par les autorités » et que « la prolongation quasi automatique de la détention³ contrevient aux garanties énoncées à l’article 5 ».

Pour la Cour européenne, le caractère raisonnable de la durée de la détention doit s’apprécier « dans chaque cas d’après les particularités de la cause »⁴. Aussi, les dispositions qui permettent, sans faire référence à la situation particulière de chaque mis en examen, d’allonger la durée de la détention provisoire de deux, trois ou six mois méconnaît l’article 5 surtout dans l’hypothèse où l’article 15, prévoyant et assouplissant les dérogations possibles aux droits fondamentaux dits « relatifs » n’a pas été invoqué par l’État français⁵.

 L’approche casuistique et in concreto de la Cour européenne faisait donc peser un risque d’inconventionalité sur toutes les décisions, autorisant le maintien en détention, fondées sur des objectifs généraux et génériques comme la lutte contre le covid-19⁶.

C’est dans ce contexte et dans la droite ligne de la loi du 11 mai 2020 mettant fin en partie à cette situation d’exception que la Cour de cassation a rendu le 26 mai 2020 une décision fondamentale mettant un terme à cette logique de négation des droits fondamentaux des personnes en détention provisoire⁷.

Au visa de l’article 5 de la CEDH, elle a déclaré que la prolongation automatique de 2, 3 ou 6 mois (en appel) de la détention provisoire pour des faits délictuels ne pouvait être justifiée « sans intervention judiciaire » dans un « délai rapproché ». Ainsi, en première instance, la personne placée en détention provisoire qui encourt une peine délictuelle doit pouvoir bénéficier de l’intervention du juge judiciaire dans un délai qui court à « compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit et qui ne peut être supérieur à un mois ». En matière criminelle ou en cas d’appel de la décision prononcée en première instance ce délai est de trois mois maximum.

Si la plus haute juridiction judiciaire a parfaitement exposé les « circonstances de fait exceptionnelles résultant du contexte épidémique », elle a également rappelé « l’exigence conventionnelle d’un contrôle effectif de la détention provisoire ». Ni la possibilité de formuler une demande de mise en liberté, ni la possibilité pour la juridiction compétente de mettre fin à tout moment à la détention provisoire n’ont été jugées suffisantes pour contrebalancer l’allongement de tout titre de détention provisoire. Le principe n’a pas été ainsi confondu avec l’exception : c’est bien au juge (et à la justice) et non au justiciable, de s’assurer et d’assurer un contrôle effectif du droit fondamental à la liberté et à la sûreté.

Au-delà de la complexité qu’engendre cette décision pour les tribunaux, il faut admettre que ce retour à la normalité de la fondamentalité ne peut qu’être salué. Il doit l’être d’autant plus qu’il se distingue du silence coupable et de la légèreté blâmable du Conseil d’État sur ce point. En effet, saisi par le syndicat des avocats de France sur cette question, le juge du référé liberté a, dans une ordonnance rendue sans audience, totalement validé ce dispositif sans émettre la moindre réticence, comme si, finalement, la raison d’État sanitaire était à même de balayer les fondements les plus élémentaires de notre État de droit⁸. Est-il sur ce point nécessaire de rappeler que l’emprisonnement est, en l’état actuel du droit positif, l’atteinte institutionnalisée (légale et légitime) la plus grave aux droits fondamentaux de la personne ? Comment le Conseil d’État a-t-il pu considérer que l’allongement de six mois d’un titre de détention arrivant à expiration, en appel, pour l’ensemble des personnes soupçonnées d’avoir commis un délit (des plus graves au moins graves !) ne portait pas une atteinte extrêmement lourde aux droits fondamentaux de la personne condamnée en première instance ?

Cette triste illustration est un signe inquiétant de la propension des sociétés modernes à renoncer avec une étonnante facilité aux axiomes juridiques chèrement acquis. Ce constat amer met en évidence l’un des problèmes structurels et indépassables des droits fondamentaux : ces derniers sont condamnés à être oubliés au moment même où ils mériteraient une attention renforcée.

L. B.

1. une réduction supplémentaire de la peine d’un quantum maximum de deux mois [↩]
2. CEDH, 10 juin 2008, Tase c/ Roumanie, n° 29761/02, § 40 [↩]
3. C’est nous qui soulignons [↩]
4. CEDH, 28 novembre 2017, Gaspard c/ Portugal, n° 3155/15,§ 59 [↩]
5. le contrôle opéré par la Cour est assoupli en période de circonstances exceptionnelles. Lorsqu’elle examine si l’État a excédé la « stricte mesure des exigences » de la crise, la Cour se fonde sur des facteurs pertinents tels que la nature des droits touchés par la dérogation, la durée de l’état d’urgence et les circonstances qui l’ont créé, CEDH, 19 février 2009, A. c/ Royaume-Uni, n° 3455/05, § 173. Ainsi, elle va rechercher si les conditions minimales exigées par l’article 5 § 1 c) de la Convention en matière de « plausibilité » des soupçons motivant la mise en détention d’un individu sont remplies, CEDH, 10 décembre 2019, Kavala c/ Turquie, n° 28749/18, §125 [↩]
6. CEDH, 3 octobre 2013, Vosgien c/ France, n° 12430/11 § 50 : le constat de violation de l’article 5 § 3 peut découler d’une motivation générale et abstraite [↩]
7. Cass., crim., 26 mai 2020, n° 20-81.971 [↩]
8. CE., ord., 3 avril 2020, n° 439894 [↩]

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