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Approche criminologique du roman Daddy Love de Joyce Carol Oates

Par Anne-Blandine Caire Professeur de droit privé et de sciences criminelles Université Clermont Auvergne, CMH EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France

Daddy Love n’est pas le titre d’un livre pour enfant où il serait question d’un « papa gâteau ». C’est celui d’un thriller psychologique dont l’un des personnages principaux est un prédateur pédophile. Daddy Love enlève de très jeunes garçons à leur famille puis les garde quelque temps auprès de lui en tant qu’esclaves sexuels et domestiques avant de les assassiner à l’approche de la puberté et de les enterrer « sous des rochers “anonymes” pour le passant ordinaire »1. Le récit concerne l’enlèvement de Robbie Whitcomb, âgé de cinq ans, que Daddy Love considère comme son fils et qu’il choisit de prénommer Gideon à l’instar du personnage biblique. Le roman de Joyce Carol Oates laisse entrevoir la complexité des liens qui unissent la jeune victime à son bourreau et ouvre des pistes de réflexion vertigineuses en matière de victimologie.

I. La personnalité criminelle de Daddy Love : un prédateur déguisé en père

Daddy Love est en fait l’un des surnoms que s’est auto-attribué Chester Czechi, un homme âgé d’une quarantaine d’années au début du roman, qui a passé son adolescence dans une prison pour mineurs après avoir étranglé son petit cousin2. Sous un autre pseudonyme, celui de Chet Cash, c’est un prédicateur itinérant qui séduit les fidèles de l’Eglise de l’Eternel Espoir grâce au lyrisme de ses prêches.

Les deux personnages dans la peau desquels se glisse Chester Czechi ne sont pas totalement étrangers l’un à l’autre car leurs pèlerinages respectifs se rejoignent : alors que Chet Cash sillonne les Etats-Unis pour y porter la bonne parole, Daddy Love parcourt le pays à la recherche de son fils. Il croit que, comme le Dalaï Lama, son fils se réincarne régulièrement parmi les gens du commun et qu’il lui appartient de le retrouver3.

« Dans le cas de Daddy Love, un enfant naissait de parents porteurs mais était destiné à être son fils. Dès l’âge de vingt ans, alors qu’il était encore Chet Czechi, il l’avait su, comme on sait que si l’on additionne deux et deux cela fait quatre »4.

Personne dans son entourage ne s’étonne que divers enfants aient successivement partagé sa vie. A Detroit, dans le Michigan, où il est invité de temps à autre, le révérend Tindall lui demande des nouvelles de son fils Nostradamus. Il lui répond qu’il est allé vivre chez sa mère. On apprend également que Chet Cash a eu un autre « fils », Deutéronome. Là encore, Daddy Love prétend que ce dernier habite désormais lui aussi chez sa mère5. Mais la réalité est tout autre : il a fini par trouver cet enfant décevant et semble s’être résolu à l’empoisonner après quelques hésitations.

« Daddy Love plaignait ce gosse, qui avait perdu toute beauté dès l’âge de dix ans. Il ne servait pas à grand-chose de le garder, mais il était d’une sentimentalité idiote, comme on le serait pour un vieux chien aveugle et incontinent : impossible de tuer le cabot mais ça ne vous embêterait pas que quelqu’un l’écrase dans la rue à votre place. »6

Bien entendu, le roman de Joyce Carol Oates se prêterait à une analyse détaillée du profil de ce serial killer, de son mode de vie, de ses mobiles et de sa personnalité. Daddy Love, habile faussaire, a de multiples identités : c’est à la fois un prédicateur pour l’Eglise de l’Eternel Espoir, un artisan qui vend des macramés qu’il a fait fabriquer par son otage, un tortionnaire et un meurtrier d’enfants se présentant comme un père célibataire et, enfin, un délinquant qui cambriole et vandalise la maison d’un couple qu’il connaît.

Le comportement de Daddy Love est caractéristique des personnalités antisociales, telles qu’elles sont décrites par les classifications psychiatriques.

Tout d’abord, il ne semble pas véritablement concevoir ses victimes comme des êtres à part entière : il a plutôt tendance à les considérer comme des représentations symboliques de son fils. Lorsque l’enfant devient trop âgé selon ses critères, Daddy Love peut donc le tuer. Signe de cette tendance à déshumaniser ou à réifier les êtres, il n’utilise pas le prénom Gideon qu’il a pourtant spécifiquement choisi pour sa dernière victime mais l’appelle plutôt « Fils ». L’enfant est ainsi constamment renvoyé au rôle que lui a assigné Daddy Love. Ce dernier traite d’ailleurs leur animal de compagnie d’une manière similaire : il ne l’appelle pas Missy mais « Chien » et finit par le tuer.

Ensuite, Daddy Love ne paraît éprouver ni remords ni culpabilité : il présente les sévices qu’il inflige à Gideon comme des nécessités éducatives.

Enfin, Daddy Love présente d’autres traits de personnalité de type psychopathique. Il est ainsi particulièrement irascible et excitable : sa « colère flambait comme du kérosène »7. Il prend plaisir à narguer les autorités en se montrant aux yeux de tous avec sa victime : « La police n’en reviendrait pas. Il emmenait l’enfant kidnappé avec lui dans les lieux publics. A la vue de tous. »8 Il est également mégalomane et rêve de notoriété : « Daddy Love savait : l’histoire de sa vie valait des millions de dollars. Vendue au plus offrant. Une émission spéciale sur l’une des chaînes câblées les plus réputées : HBO, Showtime. Un best-seller au titre simple et sobre : Daddy Love : ma vie. »9

En définitive, Daddy Love apparaît comme un criminel très habile. Sa soi-disant paternité lui permet non seulement de couvrir ses agissements aux yeux des autres mais encore de se justifier auprès de sa victime qu’il finit par formater.

II. La victimisation singulière de Robbie Whitcomb : entre prédestination, hasard et complaisance

Le lecteur souhaiterait n’éprouver qu’empathie et compassion à l’égard de la jeune victime, un enfant âgé de cinq ans seulement au début du roman et de douze ans environ à la fin. Or, il n’en va pas exactement ainsi : plus l’intrigue avance, plus l’innocence de la victime paraît entachée. La méfiance s’installe et l’idée que Robbie Whitcomb aurait quelque chose à voir avec son sort se fait progressivement jour. La mère de la victime s’interroge elle-même à ce sujet après avoir retrouvé son fils.

« Les médias populaires avaient mis l’accent sur le fait que pendant ses six ans de captivité Robbie n’avait manifestement pas tenté de s’enfuir, ni d’attirer l’attention sur sa captivité. »10

Par un tour de force littéraire, Joyce Carol Oates met son lecteur face à la complexité du psychisme humain : elle le contraint à observer comment la personnalité de Robbie s’est forgée au contact de son bourreau qui, en quelque sorte, l’a reconditionnée selon son propre mode de fonctionnement déviant.

En fait, l’ouvrage pose la question fondamentale du rôle de la victime dans sa propre victimisation : le sort de Robbie Whitcomb est-il entièrement le fruit du hasard ? N’importe quel enfant aurait-il pu être à la place de Robbie ou ce dernier était-il mieux placé qu’un autre pour devenir la victime de Daddy Love ? Etait-il destiné à être une victime ?

C’est précisément ce que prétend Daddy Love qui sillonne les Etats-Unis à la recherche de son fils. En voyant sa toute première victime, un « bel enfant blond »11, il a « été transporté par la certitude que l’enfant accompagnant cette femme à face de truie était destiné à être le sien – bien qu’encore entre les mains d’une inconnue »12. Un même processus lui a permis de reconnaître Robbie comme son fils : « C’était un décret divin : Daddy Love devait prendre cet enfant pour le sien. »13

En réalité, la victimisation initiale de Robbie est bel et bien due au hasard. Tous les garçonnets choisis par Daddy Love se trouvaient simplement au mauvais endroit, au mauvais moment. Ainsi Robbie accompagnait-il sa mère dans un centre commercial lors de son enlèvement.

Cependant, au-delà de cet événement fondateur qu’est l’enlèvement de l’enfant, un autre problème se pose : Robbie ne se serait-il pas complu ensuite dans la situation, lui permettant ainsi de perdurer ? Amené à vivre avec Daddy Love qui s’attribue un rôle d’éducateur, Robbie ne cherche pas à partir. Par des méthodes barbares diverses, Daddy Love cherche à mater toute tentative de rébellion chez sa victime. Il enferme ainsi Robbie des heures durant dans une vierge de bois qui s’apparente à un cercueil, lui brise un doigt, le contraint à faire des corvées ménagères, l’attache à la laisse du chien, etc. L’enfant est ainsi dressé par son bourreau qui emploie une méthode d’éducation proche de la carotte et du bâton. Si Daddy Love punit toute désobéissance14, il sait aussi récompenser l’obéissance15.

« Il avait lu des livres sur le « conditionnement » : le grand psychologue américain B. F. Skiener et, avant lui, ce Russe du XIXe siècle, Yvan Pavlov. Mais son instinct naturel le poussait à récompenser et à punir de manière à instiller l’amour, la peur, un respect et une loyauté absolus envers Daddy Love chez le sujet-enfant. »16

Ainsi la victime, dans une situation de vulnérabilité extrême, finit-elle par s’accommoder du rôle que son bourreau lui assigne au point que sa personnalité se transforme. En grandissant, Robbie, devenu Gideon, imite Daddy Love et se tourne vers la délinquance : il incendie le garage d’une de ses enseignantes et tente également de faire exploser une bombe artisanale dans une ancienne usine. Même s’il finit par fuir, poussé par l’instinct de survie lorsqu’il se rend compte que Daddy Love est en train de lui faire creuser sa propre tombe, Robbie n’en reste pas moins sous son joug. Il est définitivement marqué par ce qu’il a vécu et semble prêt à retomber dans le piège du premier prédateur venu. A la fin de l’ouvrage, alors qu’il est revenu chez ses parents, il échappe un instant à la surveillance de sa mère et se fait offrir un hamburger par un parfait inconnu, peut-être un pervers. On pourrait penser que cette situation est improbable et que Joyce Carol Oates force le trait. Pourtant, certaines études corroborent la thèse selon laquelle une personne victimisée une première fois présente un risque accru de l’être de nouveau. Déjà dans une enquête de 1978, M. J. Hindelang, M. R. Gottfredson et J. Garofalo17 observaient que le risque de subir une nouvelle agression était bien plus élevé que celui de subir une première agression. Ce phénomène est celui de la victimisation à répétition.

Encore faut-il préciser que l’attitude de Robbie à l’égard de Daddy Love ne relève pas du syndrome de Stockholm auquel on pourrait peut-être penser : contrairement à une personne souffrant dudit syndrome, l’enfant n’éprouve pas de sympathie pour son bourreau. En réalité, c’est son être profond qui a été façonné par une éducation déviante. La personnalité de Robbie est celle d’un enfant qui pendant six ans a joué les esclaves auprès d’un tortionnaire. On pourrait dire le concernant qu’il a subi, outre un enlèvement, des viols et autres maltraitances, une reconfiguration identitaire. Voilà assurément de quoi renouveler le débat relatif à la différence entre l’inné et l’acquis.

A.-B. C.

Joyce Carol Oates, Daddy Love, Points, n° P4565, 2017

  1. p. 84. []
  2. p. 72. []
  3. p. 73. []
  4. p. 74. []
  5. p. 186. []
  6. p.115. []
  7. p. 178 []
  8. p. 124. []
  9. p. 76. []
  10. p. 264. []
  11. p. 73. []
  12. p. 73. []
  13. p. 67. []
  14. p. 64. []
  15. p. 65. []
  16. p. 65. []
  17. M. J. Hindelang, M. R. Gottfredson et J. Garofalo, Victims of Personnal Crime. An Empirical Foundation for a Theorie of Personnal Victimization, Ballinger Publishing Company, 1978. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anne-Blandine Caire (30 juillet 2020). Approche criminologique du roman Daddy Love de Joyce Carol Oates. Criminogonie. Consulté le 12 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ndvd


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