De la maltraitance infantile à la sociopathie. A propos du roman Bonne nuit maman de Seo Mi-Ae.
Par Elise ROUMEAU, Doctorante en droit privé et sciences criminelles, Université Clermont Auvergne, CMH EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France
Grâce à cette première publication aux éditions Matin Calme, spécialiste du polar coréen, le lecteur français découvre celle qui a déjà connu nombre de succès en Corée depuis 1994 grâce à son œuvre Les 30 meilleures façons d’assassiner votre époux: Seo Mi‑Ae.
Avec Bonne nuit maman, premier opus d’une trilogie, l’ambiance est posée dès la couverture : « Le silence des agneaux coréen ». Mais l’analogie n’est pas un simple effet d’annonce : après un bref stage au FBI, l’un des personnages principaux est surnommé Clarice Starling d’après l’un des personnages du roman de Thomas Harris. Devenue spécialiste de la psychologie criminelle, Seon-gyeong – cette Clarice Starling coréenne – met ses étudiants face à des scènes de crimes pour leur dévoiler la perversité de certains criminels.
En dépit de ses connaissances en criminologie, Seon-gyeong se trouve confrontée à deux personnages singuliers. Leurs âges et leurs parcours sont certes différents, mais ils se ressemblent à plusieurs titres. Ha-yeong est une fillette qui, après le décès de sa mère, a vu périr ses grands-parents dans un incendie. Byeong-do est un serial killer emprisonné après avoir été reconnu coupable de l’enlèvement et de l’assassinat de treize femmes. Tandis que le lecteur en apprend davantage sur le passé du délinquant déjà condamné et appréhende les éléments déclencheurs de ses pulsions, il voit apparaître, en parallèle, les traits de la personnalité de la jeune criminelle.
I. Byeong-do : rencontre avec un serial killer
Seon-gyeong se demande pourquoi Byeong-do a demandé spécifiquement à la rencontrer. Attirée par sa personnalité et ses secrets, elle cherche rapidement à en savoir davantage sur cet homme. Avant de le rencontrer , elle s’entretient avec les inspecteurs de police ayant procédé à son arrestation, sans obtenir les compléments d’informations qu’elle attend sur cette affaire déjà très médiatisée. Toutefois, le chef de la brigade compte profiter de ces rencontres réclamées par Byeong-do et de l’expertise de la criminologue pour entamer une collaboration : il veut obtenir des indices lui permettant de localiser d’éventuelles autres victimes, des femmes portées disparues qui auraient croisé la route de Byeong-do. Au fil de leurs entretiens, le serial killeur dévoile principalement des éléments de son passé, soit par des confidences à la psychologue, soit par une introspection qui confronte directement le lecteur à l’enfance tourmentée du criminel.
Or, la criminologie invite précisément à s’intéresser à l’enfance du psychopathe pour détecter les premiers signes d’une personnalité troublée, comme le mentionne Seon-gyeong à l’occasion de l’un de ses cours en se référant à la triade Mac Donald ou triad of sociopathy. Toutefois, c’est Byeong-do lui-même qui, identifiant son tout premier souvenir, livre un élément crucial au lecteur qu’il prend à partie, comme pour susciter de l’empathie : il a souffert de la maltraitance maternelle .
« Voilà. Mon premier souvenir c’est ça. Me débattre sous un oreiller que ma mère presse de toutes ses forces contre mon visage. Maintenant, je n’ai pas besoin de t’expliquer davantage. Tu devines la suite, non ? »1.
Enfant, Byeong-do cherche l’amour de sa mère, ne réussissant à se détacher de ce lien filial. Ainsi continue-t-il de s’approcher d’elle quand elle lui sourit, oubliant constamment les coups qui l’attendent. Et, chaque fois, malgré les sévices qui diffèrent – étouffement avec un oreiller, coups, noyade, etc. – une même chanson est fredonnée par sa mère pendant l’épisode de violence : Maxwell’s Silver Hammer. Devenu adolescent, Byeong-do finit par prendre la fuite. Il se lance dans un périple qui lui permet de connaître une vie familiale bien différente. Il est en effet recueilli par « la femme du verger » – qu’il considère comme sa nouvelle mère – et ses deux filles. Malgré six années sans violence, il suffit que Byeong-do entende, bien malgré lui, le refrain de Maxwell’s Silver Hammer pour que sa vie prenne le tournant qui le conduit finalement en prison. Alors qu’il avait quitté la maison de son enfance en victime, il y revient en agresseur. Après avoir tenté de tuer le chat que sa mère affectionnait – plus qu’elle ne l’avait jamais aimé selon sa propre analyse – il se livre à une lutte mortelle avec cette dernière. Une lutte qui se termine par le fredonnement du refrain des Beatles. Ici, pas de marteau en argent, mais une pelle qui fait de Byeong-do le meurtrier qu’il a en fait espéré devenir pour venger l’enfant qu’il avait été.
« J’ai alors compris… pourquoi j’étais rentré. J’avais attendu durant tout ce temps. Attendu ce moment où je me mettrais à chanter. Je voulais absolument lui chanter cette chanson, à elle. Fredonner une dernière fois ce refrain, le sortir à tout jamais de ma tête. »2
Cette chanson, élément déclencheur de ses pulsions, est en fait le point commun de chacun de ses meurtres : il avoue la chanter à toutes ses victimes. Peut-être Seon-gyeong aurait-elle dû prendre cet avertissement au sérieux lorsqu’à l’occasion de leurs entretiens, il a fredonné ce refrain.
Mais Maxwell’s Silver Hammer n’est pas le seul fil rouge du parcours du criminel. Les pommes qu’il réclame, dès sa première visite, à Seon-gyeong, sont elles aussi hautement symboliques. Elles lui rappellent les années de bonheur passées dans une famille qui n’était pas la sienne, où il s’épanouissait au gré de la maturation des fruits du verger. En fait, s’il a spécifiquement demandé à rencontrer Seon-gyeong, c’est parce qu’il l’a aperçue lors d’une des visites de la prison qu’elle avait organisé pour ses étudiants, et qu’il a cru voir en elle les traits de la femme qui l’avait accueilli auparavant. Cette femme chez laquelle il vivait dans un havre de paix et qu’il retrouvait dans ses rêves lorsqu’il réussissait à faire sortir sa mère toxique de ses pensées.
« Grâce à la douleur, sa mère lui sortait enfin de la tête et pour la première fois depuis plusieurs jours il se sentit glisser dans un profond sommeil. Dans son rêve, il grimpa sur un des pommiers du verger qui lui manquant tant et contempla la rivière couler en contrebas. Il savoura cette paix qu’il n’avait pas connue depuis si longtemps. »3
Ainsi, en retrouvant chez Seon-gyeong la femme du verger, parvient-il à chasser sa mère de sa tête. Quand Seon-gyeong ne vient plus le voir, sa mère reprend le dessus et il vit de nouveau les sévices de son enfance. Pour mettre un terme à ce cauchemar, mutilation, évasion de l’hôpital, rien ne semble freiner Byeong-do dans sa folle quête pour revoir Seon-gyeong. Une quête mortelle lors de laquelle le criminel aguerri fait, malgré lui, la rencontre de la jeune Ha-yeong.
II. Ha-yeong : naissance d’une jeune sociopathe
Tandis que Seon-gyeong croise le chemin de Byeong-do du fait de sa profession, c’est l’aspect personnel de sa vie qui l’amène à rencontrer la jeune Ha-yeong. Fille de parents divorcés, Ha-yeong a grandi, elle aussi, avec sa mère. Une mère maltraitante, atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration : pour faire revenir son ex-mari, elle brutalise sa fille car, pour elle, il répond toujours présent… Jusqu’au jour où il prend finalement conscience que son ex-femme le manipule et décide d’y mettre un terme.
Officiellement, alors qu’elle aurait une nouvelle fois blessé sa fille, la mère d’Ha‑yeong, face au silence de son ex-mari, se serait suicidée. Pourtant, le lecteur apprend que la réalité est tout autre. Après que la fillette ait été victime, les rôles s’inversent et, à l’instar de Byeong-do, Ha-yeong devient une meurtrière en tuant sa mère. La maltraitance durant son enfance a participé, semble-t-il, au développement de cette personnalité antisociale.
Dans les premières pages du roman, la fillette est présentée comme la troisième victime de l’incendie dans lequel ses grands-parents avaient péri.
« La fillette l’attrapa par le bras, comme pour le supplier de l’aider. Quand leurs regards se croisèrent, son expression lui transperça le cœur. Elle était sur le point de fondre en larmes. Plus longtemps elle serait séparée de sa famille, plus l’angoisse allait l’envahir, pensa-t-il. »4
Néanmoins, au fil des pages, l’empathie qui a pu être initialement ressentie par le lecteur s’atténue. Ha-yeong apparaît comme une dangereuse manipulatrice qui, après avoir empoisonné sa mère, assassine méthodiquement ses grands-parents avant d’incendier leur maison et de prendre la fuite pour enfin retrouver son père. Ce père, médecin, qui lui a fourni le médicament qu’elle a utilisé comme poison, mais qui a aussi construit sa vie avec une autre femme : Seon-gyeong. Celle-ci est un nouvel obstacle pour Ha-yeong qui l’accuse de tous les maux, même de ceux dont elle sait être la coupable, comme le meurtre de sa mère.
Aux meurtres et à l’incendie s’ajoute un autre élément bien connu de la psychologie criminelle : la cruauté envers les animaux. En effet, la jeune Ha-yeong paraît fascinée par les animaux qu’elle rencontre : les lapins et oiseaux de la cour d’école dont les cadavres finiront parfois dans une boîte sous son lit, les chats de la colline située derrière l’école dont l’un échappera de peu à la torture et le chien offert par Seon-gyeong, d’abord choyé, puis tué.
En définitive, lorsqu’elle tue Byeong-do qui s’est introduit dans la maison où elle vit avec Seon-gyeong et son père, son profil de sociopathe s’est déjà développé. Le serial killer aguerri est finalement arrêté par une fillette. Aussi, comme pour chacun de ses autres meurtres, Ha‑yeong ne fait preuve ni de remords ni de culpabilité.
« Une petite fille se tenait devant lui et le dévisageait. Il comprit que c’était elle qui l’avait poignardé. La fillette n’était pas le moins du monde paniquée. Au contraire, elle observait ce qui se passait avec de grands yeux innocents. »5.
Alors que Seon-gyeong, pourtant criminologue, avait tous les éléments lui permettant de comprendre qui était véritablement la jeune fille vivant sous son toit, elle a préféré fermer les yeux et même la protéger. Ce n’est pas faute d’avoir souvent été terrifiée par son attitude glaçante. Mais, contrairement à Byeong-do sur le destin duquel elle ne pouvait agir, elle espérait pouvoir aider Ha-yeong à se reconstruire. Encore aurait-il-fallu que la fillette en ait la volonté. Une attitude qu’elle n’a eu le temps de regretter que très brièvement en réalisant que l’avenir de cette enfant était déjà tracé, après qu’Ha-yeong l’ait, elle-aussi, empoisonnée.
« Pour remplacer Byeong-do, le diable avait créé un autre monstre. Son meurtre venait couronner la naissance d’un nouveau démon. Ha-yeong, riait innocemment, sans se rendre compte des artifices du diable. Ou peut-être était-elle simplement le Mal. Le Mal que ses parents, que tous les adultes qui l’entouraient avaient créé. »6
***
Ce premier opus de la trilogie consacrée à la criminelle Ha-yeong conduit indubitablement à s’interroger sur la frontière entre la qualité de victime et celle de criminel, mais aussi entre l’inné et l’acquis. Byeong-do serait-il devenu l’un des pires serial killer de la Corée s’il était né au sein de cette famille qui cultivait des pommes ? Ha-yeong aurait-elle été une délinquante si sa mère n’avait pas été atteinte du syndrome de Münchhausen par procuration ? Aurait-elle fini par être tuée par cette dernière si son père ne lui avait pas fourni le poison qui a mis un terme à ses sévices mais qui a également participé à la naissance d’une nouvelle criminelle ?
E. R.
Seo Mi-Ae, Bonne nuit maman, Matin Calme, 2020.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anne-Blandine Caire (21 août 2020). De la maltraitance infantile à la sociopathie. A propos du roman Bonne nuit maman de Seo Mi-Ae. Criminogonie. Consulté le 10 juillet 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ndve