La criminalité biomédicale au coeur de la série Orphan Black
Par Elise ROUMEAU, Docteur en droit privé et sciences criminelles, Université Clermont Auvergne, CMH EA 4232, F-63000 Clermont-Ferrand, France
Présentée comme une série de science-fiction, Orphan Black traite de différents aspects de la criminalité biomédicale. Ce type spécifique de criminalité correspond au détournement criminel de techniques ou d’applications biomédicales. Il peut s’agir de trafic d’organes comme dans Auprès de moi toujours de Kazuo Ishiguro1 ou encore de modifications illicites du génome comme dans Biohackers2.
Plusieurs aspects de la série canadienne Orphan Black relèvent de la criminalité biomédicale. Dans un premier temps, c’est l’utilisation de la technique du clonage à des fins reproductives qui est décrite. Au fil des cinq saisons, les conséquences et la dangerosité du clonage reproductif apparaissent, les scénaristes mettant l’accent sur les nombreuses dérives possibles. Dans un second temps diverses pratiques prohibées (eugénisme, gestation pour autrui, modifications du génome, etc.) sont exposées, comme pour souligner la tendance de certains scientifiques à devenir des démiurges disposant d’une maîtrise complète de la vie et de la mort. Avec ses cinquante épisodes, Orphan Black dénonce le risque de réification de la personne humaine découlant du détournement criminel de la biomédecine.
Le clonage reproductif : une pratique criminelle éminemment expérimentale
Dès le premier épisode de la série, le spectateur comprend ce dont il va être question : des clones découvrent leurs existences respectives et tentent de rester en vie alors qu’une organisation criminelle semble vouloir les éliminer.
Parmi ces clones, une jeune femme se démarque : Sarah. Il s’agit a priori de la seule parmi les clones à ne pas être stérile. Elle a déjà eu une fille alors que les autres clones n’ont jamais réussi à avoir d’enfant. Menant une vie marginale, Sarah se fait passer pour certains de ses clones décédés afin de savoir qui en veut à sa vie et, surtout, d’où elle vient. Aidée par certains de ses clones toujours vivants, notamment Cosima, une biologiste qui travaille en génétique évolutive du développement, Sarah découvre qu’elle est issue du recours au clonage reproductif par des scientifiques.
Orphan Black souligne le fait que cette technique est, par nature, expérimentale : ses résultats ne sont pas prévisibles. Il s’agit certes de faire naître des individus génétiquement identiques à d’autres mais nul ne peut anticiper leur développement physique et psychologique. D’une part, les clones peuvent souffrir de pathologies spécifiquement liées au procédé de clonage dont ils sont issus; d’autre part, ils peuvent connaître des difficultés identitaires en apprenant qu’ils ne sont pas des êtres singuliers et que leur patrimoine génétique est identique à celui d’autres personnes. La différence comportementale entre les clones d’Orphan Black, magistralement joués par Tatiana Maslany, est d’ailleurs flagrante. Chaque clone s’est construit différemment des autres, ce qui témoigne de la frontière ambigüe entre l’inné et l’acquis dans le développement des individus.
Cobayes d’une expérimentation qui s’inscrit dans le temps, les clones sont surveillés par les individus à l’origine du projet criminel. Ces derniers cherchent à découvrir les conséquences de leur expérimentation. Vingt-huit ans après la naissance des clones, certains d’entre eux sont toujours soumis à des tests scientifiques contre leur gré, parfois sans le savoir. Sarah, qui avait jusqu’alors échappé à l’organisation criminelle l’ayant fait naître, est au cœur de la suite du projet criminel. Sa maternité, imprévue, attise la curiosité des scientifiques. La stérilité des clones étaient volontaires et ils cherchent maintenant à comprendre comment cette maternité biologique, considérée comme un échec, a été possible. Deux pratiques biomédicales criminelles peuvent être identifiées ici : l’utilisation du clonage reproductif3 et la réalisation d’expérimentations non-consenties4.
Par ailleurs, en faisant des recherches sur son propre code génétique, Cosima découvre qu’une séquence synthétique a été introduite dans le génome de chaque clone, permettant de les distinguer les unes des autres. En décodant la séquence artificielle, Cosima comprend qu’il s’agit en fait d’un brevet d’invention5
« This organism and derivate genetic material is restricted intellectual property »
Saison 1, épisode 10
Ici, le corps de chaque clone appartient à ceux qui en sont à l’origine, le Dyad. Cette révélation met en lumière la logique réificatrice dans laquelle s’inscrivent les activités de ces scientifiques. Les clones ne sont pas considérés comme des êtres humains à part entière. Ils ne sont que des sujets d’expérimentation numérotés. Cette réification pourrait d’ailleurs être assimilée à une forme de traite des êtres humains. En effet, suivant la logique du Dyad, les individus brevetés sont placés dans une situation de servitude que l’organisation criminelle pourrait exploiter économiquement6.
Bien que forte de ses connaissances scientifiques, Cosima est toutefois particulièrement vulnérable physiquement : comme Katja, un clone tué dès le premier épisode, elle souffre d’une maladie auto-immunitaire semble-t-il mortelle. Pour guérir, elle va devenir un cobaye parmi les cobayes en participant à de nouvelles expérimentations. Kira, la fille de Sarah, semble porter en elle le remède nécessaire à Cosima : les cellules souches présentes dans sa moelle osseuse seraient à même de la guérir. Ainsi Kira est-elle également un cobaye, un cobaye de deuxième génération que les scientifiques du Dyad aimeraient connaître davantage. La question du consentement aux expérimentations se pose là encore : il est censé être libre et éclairé pour répondre aux exigences normatives7. Or, le consentement de Cosima et celui de Kira n’est ni libre, ni éclairé. Les nombreuses influences intrinsèques (la maladie de Cosima, le lien affectif entre Cosima et Kira, etc.) et extrinsèques (la pression du Dyad notamment) dénaturent le consentement formulé.
En parallèle du projet Leda, qui a donné naissance aux clones féminins dont Sarah et Cosima font partie, le Dyad a également mené le projet Castor, donnant naissance à des clones masculins. En dépit de quelques différences, portant notamment sur les conséquences néfastes des expérimentations pour les cobayes, ces deux projets s’inscrivent dans la même logique réificatrice. Cela apparaît peut-être même avec davantage d’acuité encore s’agissant du projet Castor, les clones masculins étant explicitement placés en situation de servitude vis-à-vis du Dyad.
Ce qui est initialement présenté comme un laboratoire scientifique correspond en fait à une organisation criminelle menant des activités médicales prohibées. Plus encore, le Dyad peut être décrit comme un « groupe criminel organisé » au sens de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée qui le définit comme « un groupe structuré de trois personnes ou plus existant depuis un certain temps et agissant de concert dans le but de commettre une ou plusieurs infractions graves (…) pour en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel »8. Sous couvert de motivations humanistes, arguant de la volonté de sauver l’avenir de l’espèce humaine, les scientifiques du Dyad deviennent de véritables démiurges.
Le scientifique comme démiurge : contrôler la vie et la mort des êtres humains
« Ce qui m’inquiète, c’est les scientifiques plus que la science »
Saison 1, épisode 9, Sarah
Le Dyad n’est pas uniquement une entité qui agit dans le secret. Au contraire, le Docteur Aldous Leekie, l’un des instigateurs de ce projet, aime se mettre en avant et donne de fréquentes conférences pour diffuser le mouvement « néolutionniste ». Le discours tenu par ce scientifique n’est pas étranger au projet transhumaniste ; il s’agit de dépasser les capacités humaines, en permettant par exemple d’accéder à un spectre optique invisible pour l’œil humain. Dans la même veine, les néolutionnistes ambitionnent de développer différents types d’implants cérébraux pour réussir à faire des êtres humains des individus « parfaits ». Autrement dit, le néolutionnisme est un groupe transhumaniste visant l’augmentation humaine.
A cette fin, le Dyad développe les projets criminels : eugénisme, exploitation d’êtres humains à des fins procréatives, assassinats, essais cliniques non-consentis, etc. Par exemple, « Bright Born » correspond à un projet censé permettre à des couples infertiles d’avoir des enfants. Sous couvert d’assistance médicale à la procréation, l’organisation criminelle procède en fait à des modifications génomiques des lignées germinales d’embryons et à une sélection de certaines caractéristiques génétiques. Ces expérimentations médicales ne sont pas assumées : elles sont réalisées sans information ni consentement des parents. Pire, pour cacher les échecs de ces essais, les enfants qui naissent avec une malformation due aux manipulations réalisées sont tués. Systématisée, cette sélection est une forme d’eugénisme. Le groupe de scientifiques qui est à la tête du Dyad s’arroge un véritable droit de vie et de mort sur les cobayes qui sont soumis à leur volonté : d’une part ils mettent au monde des êtres humains dont ils ont sélectionné les caractéristiques génétiques, voire programmé le code génétique, d’autre part ils tuent ceux qui ne correspondent pas au résultat escompté. Cette mainmise sur l’existence des individus correspond à une forme de biopouvoir tel que l’a décrit Foucault : il s’agit ici de « faire vivre ou de rejeter dans la mort »9.
Orphan Black expose bien d’autres ambitions transhumanistes. Avec le personnage du Docteur Westmorland, c’est la question de l’immortalité qui est évoquée. Ce dernier se fait passer pour un homme de 170 ans, fondateur de la Néolution. En fait, il est surtout à l’origine des deux projets de clonage et ambitionnait, avec ces nombreux cobayes, de créer des individus aux capacités de guérisons décuplées. Autrement dit, il souhaitait faire naître des êtres humains augmentés.
En définitive, l’attitude des scientifiques du Dyad dépeinte dans Orphan Black illustre une logique propre à la criminalité biomédicale. Usant d’arguments d’émotion, ces scientifiques promettent de sauver l’espèce humaine en éradiquant nombre de pathologies. Les êtres humains du futur seraient des individus dont le génome leur permettrait d’être résistant à des maladies mortelles. Cet argumentaire est celui que le chercheur He Jiankui a utilisé à propos des modifications du génome d’embryons illicites révélées en novembre 2018 : il promettait une immunité contre le VIH10. Dans la même optique, Sergio Canavero, qui promettait de greffer des têtes11, expliquait que cela permettrait notamment à des individus tétraplégiques de retrouver une vie normale. Il omettait, en présentant son ambition, les nombreux risques d’une telle pratique.
Scénaristes et écrivains s’intéressent fréquemment aux dérives criminelles des activités biomédicales: ils soulignent qu’elles peuvent-être insidieuses et sont souvent liées à la pratique expérimentale . Ambivalente, l’expérimentation promet en effet de grands bienfaits pour l’humanité tout en comportant de nombreux risques pour les cobayes. Dans Orphan Black comme dans d’autres fictions relatives à la biomédecine, le personnage du scientifique pétri de duplicité revient fréquemment : ce type de personnage prétend vouloir sauver l’espèce humaine mais utilise les êtres humains comme matériau d’expérimentation. Cette réification des cobayes va de pair avec la criminalité : en occultant le fait que les expérimentations réalisées concernent des êtres vivants, on en vient à oublier les principes fondamentaux de la protection de la personne humaine et à se livrer à des activités criminelles.
- https://criminogonie.hypotheses.org/126 [↩]
- https://criminogonie.hypotheses.org/216 [↩]
- Voir notamment : Déclaration des Nations Unies sur le clonage des êtres humains ; Protocole additionnel à la Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologique et de la médecine, portant interdiction du clonage d’êtres humains ; Article 214-2 du Code pénal [↩]
- Voir notamment : Pacte international relatif aux droits civils et politiques, article 7 ; Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologique et de la médecine, articles 5 et 16 ; Article 223-8 du Code pénal [↩]
- Rappelons qu’il est interdit de breveter un individu. Par exemple, l’article 5 de la directive 98/44/CE du Parlement européen et du Conseil du 6 juillet 1998 relative à la protection juridique des inventions biotechnologiques prévoit : « Le corps humain, aux différents stades de sa constitution et de son développement, ainsi que la simple découverte d’un de ses éléments, y compris la séquence ou la séquence partielle d’un gène, ne peuvent constituer des inventions brevetables. » [↩]
- Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants [↩]
- Convention pour la protection des Droits de l’Homme et de la dignité de l’être humain à l’égard des applications de la biologique et de la médecine, article 5 : « Une intervention dans le domaine de la santé ne peut être effectuée qu’après que la personne concernée y a donné son consentement libre et éclairé. » [↩]
- Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, article 1er [↩]
- Foucault M., Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, Gallimard, Tel, 1994, p. 181. [↩]
- https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/12/30/bebes-genetiquement-modifies-le-chercheur-chinois-condamne-a-trois-ans-de-prison_6024374_1650684.html [↩]
- https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/12/23/sergio-canavero-l-homme-qui-veut-greffer-des-tetes_5401643_1650684.html [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anne-Blandine Caire (28 septembre 2021). La criminalité biomédicale au coeur de la série Orphan Black. Criminogonie. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ndvj