Unbelievable
Par Lucien CHALBOS, étudiant du Master Justice Procès Procédure, Université Clermont Auvergne (promotion 2021-2022)
Eloignée de ses productions habituelles, Netflix fait le choix d’innover avec Unbelievable. La société commande en 2018 une mini-série inspirée du retentissant article An Unbelievable Story of Rape coécrit par deux journalistes : Ken Armstrong et T. Christian Miller1. Pavé dans la mare, cet article est récompensé d’un Prix Pulitzer de reportage explicatif ainsi que d’un George Polk Award for Justice Reporting remis par l’Université de Long Island. Il traite d’une sordide affaire de viols en série et dénonce la réception inégale des plaintes des victimes de violences sexuelles par les forces de l’ordre.
Sortie le 13 septembre 2019, la série signée Susannah Grant, Michael Chabon et Ayelet Waldman retrace l’affaire et n’épargne en rien le spectateur. Dès les premiers plans, elle donne à voir la victime au centre du récit, Marie Adler (Kaitlyn Dever), dans les heures suivants son viol en 2011 à Lynwood (état de Washington). Elle est jeune, pâle et frêle, l’air hagard tandis qu’elle raconte l’inénarrable à un officier de police, tout en chassant en vain les images qui reviennent sans cesse dans son esprit. Elle ne le sait pas, elle ne peut l’imaginer, le spectateur non plus, mais son calvaire ne fait pourtant que commencer. Des incohérences seront en effet rapidement relevées par les inspecteurs qui les conduiront à douter de sa crédibilité. Rapidement, ils la pousseront à admettre qu’elle avait menti, allant même jusqu’à la poursuivre pour faux-témoignage (un an de prison encouru). La série, divisée en deux temporalités, suivra en partie son chemin de croix.
Dans une seconde temporalité, la série revient trois années plus tôt, en 2008 pour présenter d’autres victimes du même agresseur. Elle donne à voir leurs réactions, leurs comportements, leurs blessures et leurs fêlures. Contrairement à Marie, ces victimes ont cependant la chance d’être entendues par un tandem fort et explosif, contrastant avec les victimes brisées : deux inspectrices de police, acharnées dans la traque du violeur. Rapidement, Karen Duvall (Merritt Wever), chrétienne douce et forte, comprend que l’auteur du viol sur lequel elle enquête à Golden (État du Colorado) n’en est pas à sa première agression. Elle rencontre alors le sergent Grace Rasmussen (Toni Collette), une passionnée de mécanique au caractère électrique, qui travaille dans une juridiction voisine sur un dossier de violences sexuelles aux caractéristiques similaires. Ce cocktail détonnant ne peut qu’embarquer le spectateur dans sa traque sans relâche, seulement interrompue par la descente aux enfers de Marie des milliers de kilomètres plus loin. Celle-ci est loin de se douter que, dans l’État du Colorado, des inspectrices suivent la piste de son violeur depuis trois ans, sans même connaître son existence. Leurs efforts n’auront pas été vains. Malgré l’aptitude surprenante de Christopher McCarthy à dissimuler toute trace de ses effroyables méfaits, les enquêtrices finiront par l’appréhender en 2011, trois ans après le début de leur enquête.
Riche, la production signée Netflix contient d’intéressants éléments criminologiques et victimologiques. Elle met d’abord en image un couple pénal victime-agresseur genré malheureusement très représentatif s’agissant des violences sexuelles (I) mais elle se démarque surtout par le frappant exemple de Marie, incarnation d’une victimisation en trois temps (II).
I. Christopher McCarthy et ses victimes : représentation d’un couple pénal classique genré
Le même agresseur et ses multiples victimes, malgré leurs différences, semble pouvoir se regrouper en un seul et unique couple pénal caractéristique des violences sexuelles : des femmes seules (A) face à un homme laissant libre cours à ses pulsions (B).
A. Les victimes : des femmes seules, entre vulnérabilité et facilitation
« – Ses victimes sont partout. D’âges et d’origines différents. Il n’a pas de type.
Episode 4, conversation entre l’agent spécial Billy Taggart et le sergent Grace Rasmussen
– Si, des femmes qui vivent seules. ».
Les victimes que chaque épisode sème comme des pièces de puzzle dans la fastidieuse enquête semblent a priori n’avoir que peu de choses en commun, à l’exception de leurs cruelles agressions : Marie est une jeune adulte de dix-huit ans, blanche et frêle, Doris est une femme de soixante-douze ans, Amber est une jeune femme plantureuse et Evelyn est une femme noire d’une cinquantaine d’années. Même leurs lieux de vie sont radicalement différents. Pourtant, ces victimes ont un point commun, comme une fatalité : leur condition de femme.
D’abord, partons des éléments statistiques car ils sont sans appel. Il faut rappeler qu’un rapport de l’OMS estime qu’en moyenne, en 2018 et dans le monde, 736 millions de femmes de plus de 15 ans (soit environ un tiers d’entre elles) ont été victimes au moins une fois dans leur vie de violence physique et/ou sexuelle de la part d’un époux ou partenaire, ou de violence sexuelle par une autre personne2. Chaque année, aux Etats-Unis, 700 000 femmes sont victimes de violences sexuelles tandis qu’en France, entre 50 000 et 90 000 femmes sont violées. Enfin, selon une enquête de l’INED en France, les femmes représenteraient 96% des victimes de viols et des tentatives de viol3. Eloquentes, ces statistiques permettent de dresser un constat clair : les femmes sont en surreprésentation parmi les victimes des violences sexuelles. Il n’y a donc malheureusement pas lieu de s’étonner quant au profil des victimes d’Unbelievable.
Ajoutons une autre explication plus théorique. Micheline Baril, professeure canadienne de criminologie, met en avant deux éléments permettant notamment d’expliquer la victimisation : la vulnérabilité et la facilitation4. Ces deux critères semblent être des éléments taillés sur mesure pour les victimes dans la série.
Leur vulnérabilité ? Leur sexe et leur âge. Les femmes sont en moyenne moins fortes physiologiquement que les hommes, ce qui ne peut que les rendre plus vulnérables. De plus, certaines victimes sont très jeunes comme Marie, tandis que d’autres sont au contraire âgées et plus affaiblies comme Doris.
La facilitation ? Leur isolement. Il faut noter que ces femmes, qu’elles soient célibataires, veuves ou en couple non-cohabitant, ont le point commun de vivre seules. Cela ne fait que faciliter le passage à l’acte pour l’agresseur. La facilitation a été accrue par leur manque de précaution : certaines des victimes confessent, non sans culpabilité, ne pas avoir verrouillées leurs portes ou fenêtres le soir de leur viol. S’il n’y a pas lieu de le leur reprocher (contrairement à ce qu’ont pu véhiculer certains auteurs de la victimologie traditionnelle dans des conclusions discutables5, cela a objectivement permis de faciliter l’accès à leur logement à Christopher McCarthy, leur agresseur.
B. L’agresseur : un homme laissant libre cours à ses pulsions
« Je sais qu’il ne faut pas que je sois dehors, je n’aurais jamais cessé. »
Episode 8, interrogatoire de Christopher McCarthy
Unbelievable fait apparaître tardivement l’homme derrière cette effroyable série de viols. La traque de longue haleine, les nombreuses victimes, les ignobles détails du mode opératoire, tout prête à penser qu’il s’agit d’un homme aussi effrayant que méticuleux.
Pourtant, hormis son inimaginable série de victimes – Christopher McCarthy plaidera coupable d’une quasi-trentaine de chefs d’accusations d’agression sexuelle – cet auteur n’a rien d’unique au prisme d’une analyse criminologique. Notons que cela a d’ailleurs pu faciliter l’enquête.
Tout d’abord, il s’agit d’un homme. Or, cela n’a rien d’exceptionnel : le couple pénal traditionnel s’agissant de violences sexuelles pourrait être qualifié comme classiquement « genré ». Statistiquement, si les femmes sont en surreprésentation parmi les victimes, les agresseurs demeurent en grande majorité des hommes (en France par exemple, 97% des mis en cause pour violences sexuelles étaient des hommes)6. Face à des femmes, la carrure athlétique de Christopher McCarthy relevée par les victimes n’a certainement fait qu’accroître la facilitation de son passage à l’acte.
Son ancienne profession n’est également pas négligeable. Les enquêtrices soupçonnent non sans embarras avoir affaire à un policier ou à un militaire et ce pour plusieurs raisons. D’abord, sa connaissance évidente de la procédure policière (ne pas frapper deux fois dans la même juridiction, sachant que les départements de police ne communiquent pas entre eux). Ensuite, par sa minutie, Christopher McCarthy ne laisse que très peu d’éléments de preuve sur les scènes (au mieux quelques cellules d’ADN jamais assez riches pour l’identifier). Enfin, Grace Rasmussen se livre à une réelle déduction au prisme de la criminologie. Elle note que 40% des policiers ont avoué être auteurs de violences conjugales, ce qui semble basé sur deux études avancées par le National Center for Women and Policing7. Or, les violences conjugales sont un indicateur de risques accrus d’agressions sexuelles. Embarrassées par ces divers constats, les enquêtrices ont pourtant vu, au bout du compte, leur analyse se confirmer : Christopher McCarthy est un ancien militaire.
Il est également clair qu’il agit sous le coup de pulsions, ce qui, évidemment, est loin de le déresponsabiliser. On note que ce phénomène n’est pas rare s’agissant de violences sexuelles, particulièrement dans le cas de celles commises par un inconnu, violences qui sont par ailleurs statistiquement minoritaires8. Loin d’agir différemment à chaque viol, c’est toujours un mode opératoire identique qu’il exécute, révélant ses odieux fantasmes : il attache, met en scène et prend en photos les victimes et ne part jamais sans récupérer un trophée : leurs sous-vêtements. Il frappe d’ailleurs de plus en plus fréquemment, tel un dépendant face à l’accoutumance (ce qui le conduit par ailleurs à commettre des erreurs). Il évoque lui-même in fine ses pulsions, révélant qu’il sait parfaitement qu’il ne devrait pas être libre et qu’il n’aurait jamais pu s’arrêter. Détail inhabituel et perturbant : le réel agresseur Marc O’Leary aurait même fait part de ses regrets auprès de la vraie Marie après l’avoir violée (« Une des dernières choses qu’il a dites, c’était qu’il était désolé. Il a dit qu’il se sentait stupide, que ça avait l’air mieux dans sa tête »9.
Enfin, notons de manière plus anecdotique que la fin même de Christopher McCarthy n’a rien d’originale. Il exprimera rapidement son souhait de collaborer avec les forces de l’ordre afin de leur exposer leurs erreurs et sa façon de penser. Si cela peut surprendre, il n’est pourtant pas le premier criminel à collaborer avec la police. Cela n’est pas sans rappeler l’initiateur du profilage criminel John Douglas ayant parcouru les Etats-Unis pour s’entretenir avec de nombreux serial killers afin de les comprendre davantage pour améliorer leur traque10.
Parmi les nombreuses victimes de McCarthy, Marie est certainement la plus marquante. En plus d’être l’un des personnages principaux de la série, son cas permet de se livrer à une analyse victimologique. Marie n’est pas seulement victime de Christopher McCarthy, elle est bien davantage. Elle est l’incarnation d’une victimisation en trois temps.
II. Marie : incarnation d’une victimisation en trois temps
Si son viol par Christopher McCarthy est de toute évidence l’élément majeur caractérisant la victimisation de Marie, le spectateur comprend pourtant que sa victimisation n’a pas débuté en 2011 mais bien avant (A). Il se rend également compte que celle-ci ne s’arrêtera pas avec son viol mais qu’ elle perdurera au contraire du fait des erreurs commises par le système répressif (B).
A. Marie, victime pénale en amont : la victimisation à répétition ou une cruelle destinée
« Sais-tu combien de situations j’ai vécues où des adultes voulaient des trucs tordus que je ne voulais pas leur donner, que je dise des trucs que je ne voulais pas dire ou que je fasse des trucs que je ne voulais pas faire ? »
Episode 3, Marie à Connor, un ami.
Il ne faut pas s’y tromper. Limiter la victimisation de Marie à son viol, c’est faire abstraction des éléments disséminés ici et là par la série. Sans le marteler et sans jamais l’expliciter réellement, la série parvient toutefois subtilement à laisser entendre que son viol parachève une vie tortueuse et difficile, comme une cerise de cyanure sur un gâteau à l’arsenic. Marie est de celle qui nous font dire que le sort s’acharne, que l’injustice est dans la nature.
Il faut tout d’abord signaler que Marie, bien avant de se retrouver dans son appartement grâce à un programme pour adolescents en difficulté, est avant tout une enfant placée. Elle fut enlevée à ses parents qui la maltraitait, la délaissait et ne la nourrissait que très peu (au point que son alimentation reposait parfois essentiellement sur de la nourriture pour animaux).
Déplacée de famille en famille, elle ne parvient pourtant pas à trouver le havre de paix nécessaire à sa reconstruction. Battue dans une famille d’accueil, sexuellement abusée dans une autre, les sinistres expériences s’accumulent et avec elles les traumatismes. Elle arrive finalement dans un foyer qui lui convient, chez Colleen, mais ne peut y rester faute de place. C’est ensuite qu’elle arrive chez Judith, dure et autoritaire, chez qui elle restera jusqu’à sa majorité avant de rejoindre le programme lui permettant d’avoir un appartement.
Marie est donc déjà, même avant son viol par Christopher McCarthy, une enfant brisée, que Judith qualifie volontiers de difficile du fait de son passé.
L’on pourrait tenter de se rassurer, se dire que Marie est un cas isolé, un « vilain petit canard » dont le parcours de vie est aussi dur qu’exceptionnel. Cependant, il n’en est rien. Statistiquement, on observe qu’une personne victime d’actes criminels aurait plus de chances de subir une nouvelle victimisation. En ce sens, les travaux de Graham Farrell et Ken Pease, donnés en exemple par Jo-Anne Wemmers, montrent qu’après la première victimisation dans la ville de Saskatoon en 1987, la probabilité d’un deuxième incident est 3,8 fois plus élevée que celle d’une première11. Dès 1978, ce phénomène nommé « victimisation à répétition » a pu être observé par Michael J. Hindelang, Michael R. Gottfredson et James Garofalo12. Consternant, ce phénomène trouverait selon certains auteurs son explication dans le fait que la première victimisation serait le « signal de vulnérabilité et de surexposition au crime »13.
Pour conforter cette analyse, on pourrait également citer la dramatique affaire Laëtitia Perrais, dont le parcours de vie présente des similitudes frappantes avec celui de Marie. Retracée par l’historien et écrivain Ivan Jablonka dans son ouvrage « Laëtitia ou la fin des hommes »14, l’histoire de cette jeune fille est sans doute encore plus tragique. Placée avec sa sœur chez leur grand-mère du fait des viols commis par leur père violent sur leur mère, les deux fillettes changent de foyer et rejoignent la famille Patron où elles seront agressées sexuellement par leur père d’accueil (le doute planant encore pour Laëtitia cependant). A peine majeure, Laëtitia se fait violer et tuer par Tony Meilhon le 18 janvier 2011.
Marie est comme Laëtitia, une de ces jeunes filles que l’on croit antagonisée par le destin tant il semble s’acharner à les détruire.
Et si cela ne suffisait pas, Marie continue sa longue descente aux enfers après son viol. Ses réactions et ses dires créeront des soupçons à l’encontre de sa plainte. C’est ainsi que commencera sa victimisation en aval par le système pénal, secondaire à son viol.
B. Marie, victime du système pénal en aval : la victimisation secondaire, entre incompréhension et acharnement
« – Schématiquement, vous avez été agressée deux fois. Une fois par votre agresseur puis par la police. »
Episode 7, la psychologue à Marie.
Il est commun de lire ici ou là que le processus allant du viol jusqu’au jugement représente pour la victime d’un viol un « parcours du combattant ». Dans le cas de Marie, une telle expression paraît être un doux euphémisme.
Tout commence par ses témoignages. Marie raconte dans les moindres détails son viol une première fois à un officier de police, puis, presqu’immédiatement après, une deuxième fois à l’inspecteur Parker. Elle devra à nouveau tout raconter à l’hôpital puis une quatrième fois au poste de police. Elle sera amenée enfin à coucher son témoignage sur le papier une cinquième fois. Si l’on comprend la nécessité de réexpliquer (certains détails peuvent revenir, d’autres peuvent s’affiner, etc.), on imagine pourtant la propension des souvenirs à s’embrouiller après de tels traumatismes15. Les policiers vont confronter Marie et la mettre face à des incohérences entre ses auditions.
Les doutes des enquêteurs vont se conforter définitivement par l’intervention de Judith. La mère d’accueil de Marie va en effet remettre en cause l’idée même que Marie aurait été violée auprès de l’inspecteur Parker (« Je suis immédiatement allée la voir et… je ne sais pas son histoire sonnait… Faux. » épisode 1). Elle-même victime d’agressions sexuelles par le passé, elle assure que les réactions de Marie n’étaient pas « celles d’une femme qui aurait été violée ».
Convaincus, la police décide alors de faire pression sur Marie pour qu’elle admette son « mensonge », ce qu’elle fera avant de se rétracter à nouveau plusieurs fois. Rapidement, la police décide de clore le dossier et de poursuivre Marie pour faux-témoignage.
Ce phénomène est qualifié en criminologie de victimisation secondaire (ou seconde victimisation). Selon Martin Symonds, psychiatre et créateur du concept, cela qualifierait l’idée que la victime n’a pas la sensation d’être acceptée ou soutenue par les autres à la suite de son agression, alors qu’elle est dans une situation d’extrême vulnérabilité16. Une étude menée par Anne Burgess et Lynda Holmstrom sur les victimes d’agressions sexuelles expose que les victimes de violences sexuelles qu’elles ont interrogées ont été traitées comme des coupables par le système pénal17.
Dans le cas de Marie, ce sont les doutes des policiers qui l’ont conduite à mentir et à se renfermer. Elle a préféré se débrouiller sans le système plutôt que d’affronter les soupçons (« On ne gagne pas contre plus fort que soi » Marie Adler, épisode 3). S’ensuit alors la spirale de haine : son « mensonge » est diffusé sur les médias, elle est abandonnée par ses amis, insultée et menacée de mort sur les réseaux sociaux et finira par démissionner de son poste… Son enfer ne cessera qu’avec l’arrestation de Christopher McCarthy menée par les deux enquêtrices dans le Colorado et la découverte de photos de Marie, attestant la réalité du viol que tout le monde lui déniait.
Il faut saluer la série qui évite tout manichéisme. L’inspecteur Parker, dans une scène lente et poignante, apparaît réellement désolé auprès de Marie après avoir appris que la jeune femme qu’il a fait poursuivre pour faux-témoignage ne lui avait jamais menti. Il l’est sans nul doute. C’est l’absence générale de compréhension de la complexité de l’esprit d’une femme traumatisée et la persistance des préjugés qui sont dénoncées, non les policiers dans leur individualité.
La peur des fausses accusations de viol semble vieille comme le monde. Dans les années 1600, le chief justice d’Angleterre Matthew Hale disait déjà que le viol est « une accusation facile à monter, difficile à prouver et encore plus difficile à être contrée par la partie accusée »18. Les auteurs de l’article ayant inspiré la série révèlent que les juges des Etats-Unis lisaient encore aux jurés cet avertissement jusqu’aux années 1980 alors même que des recherches récentes notamment menées par le FBI démontraient que les fausses plaintes étaient rares. Cela semble aller dans le sens d’une relative méfiance généralisée envers les potentielles victimes de viol et donc contribuer à la victimisation secondaire particulière de celles-ci.
Tout cela aboutit cependant à une conséquence concrète : la perte de confiance dans le système répressif. Au-delà du cas des Etats-Unis, on sait qu’en France, le taux de plainte des victimes pour viol est faible, aux alentours de 22%19, bien que l’on observe de nettes avancées récemment (37 500 plaintes pour violences sexuelles en 2016 contre 75 800 en 202)20. Ces améliorations seraient dues à la libération de la parole mais aussi à l’adaptation de l’accueil des potentielles victimes de viol et à la sensibilisation et la formation des policiers. De telles améliorations sont ce vers quoi il faut évidemment tendre pour éviter des comportements inadaptés voire insultants envers les potentielles victimes, dont l’actualité donne régulièrement des exemples criants21.
Evidemment, il ne faut pas perdre de vue que la mini-série au cœur de ce commentaire n’est pas neutre et fait le choix de placer le spectateur du côté des victimes. Jamais la réalisation ne crée un soupçon de doute sur le vécu de Marie ou des autres femmes. Le spectateur partage leurs flash-backs, leurs douleurs et connaît donc leur vérité, la vérité. Il est naturellement du rôle de la police de prendre du recul et démêler le vrai du faux. Cependant, pour assurer cette délicate opération de balance, il semble opportun pour les forces de l’ordre de suivre la maxime de l’inspectrice Stacy Galbraith (la femme derrière le personnage de Karen Duvall) : « écouter et vérifier ». Elle s’explique : « Souvent les gens disent « Croyez votre victime, croyez votre victime ». Mais je ne pense pas que ce soit le bon point de vue. Je pense que c’est écouter sa victime. Puis corroborer ou réfuter en fonction de la façon dont les choses se passent »22.
* * * *
La série Unbelievable est de toute évidence une réussite. Si elle ne révolutionne rien techniquement et ne prend que peu de risques dans une réalisation très banale, elle établit, dans une fidélité notable à l’article d’origine, un édifice solide, accrocheur et crédible. A ce titre, le duo des deux inspectrices n’y est pas pour rien (mention spéciale pour Toni Collette).
La série donne matière à réfléchir sur l’accueil des potentielles victimes de violences sexuelles, encore et toujours perfectible. Il s’agit de composer avec une rigueur sans faille entre recherche de la vérité, écoute et prise en compte des éventuels traumatismes des victimes ainsi que de ses propres biais et préjugés. C’est seulement par cette délicate opération de balancier que pourra émerger la version la plus proche de la vérité, qu’il s’agit de ne pas trop rapidement présumer, aussi insupportable soit-elle. Aussi unbelievable soit-elle.
L. C.
- Ken Armstrong et T. Christian Miller, « An Unbelievable Story of Rape » ProPublica, 16 décembre 2015 [↩]
- Organisation mondiale de la Santé, Violence à l’égard des femmes, estimations pour 2018 – Résumé d’orientation, Vue d’ensemble, rapport du département Santé sexuelle et reproductive et recherche. [↩]
- Amnesty International, site internet suisse, thème Droits des femmes : https://www.amnesty.ch/fr/themes/droits-des-femmes/faits-chiffres-et/faits-et-chiffres. [↩]
- Micheline Baril, L’envers du crime. Etude victimologique, Les cahiers de recherches criminologiques, centre international de criminologie comparée, 1984, p. 363. [↩]
- Il faudrait citer à ce titre Benjamin Mendelsohn ou encore Ezzat Fattah, ayant tous les deux développés des thèses dans le sens de la responsabilisation des victimes. A ce titre : Jo-Anne Wemmers, Introduction à la victimologie, Presses de l’Université de Montréal, 2003, p.27-42. [↩]
- Ministère de l’Intérieur, Insécurité et délinquance en 2020 : bilan statistique, Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, 29 avril 2021, 5ème édition. Ces chiffres sont basés sur l’activité des forces de l’ordre et ne représentent donc que partiellement la réalité. [↩]
- Conor Friedersdorf, Police Have a Much Bigger Domestic-Abuse Problem Than the NFL Does, The Atlantic, 19 septembre 2014, “Two studies have found that at least 40 percent of police officer families experience domestic violence, in contrast to 10 percent of families in the general population”. [↩]
- « Environ une victime sur cinq est agressée par un inconnu », Ministère de l’Intérieur, Viols, tentatives de viol et attouchements sexuels, Interstats Analyse N° 18, Décembre 2017. [↩]
- Ken Armstrong et T. Christian Miller, op. cit. Phrase d’origine : “One of the last things he said was that he was sorry. He said he felt stupid, that it had looked better in his head.” [↩]
- La série Mindhunter créée par Joe Penhall et diffusée du 13 octobre 2017 au 16 aout 2019 illustre avec brio ces entretiens. [↩]
- Jo-Anne Wemmers, op. cit., p.117-129. [↩]
- M. J. Hindelang, M. R. Gottfredson et J. Garofalo, “Victims of Personnal Crime. An Empirical Foundation for a Theorie of Personnal Victimization”, Ballinger Publishing Company, 1978. [↩]
- Jo-Anne Wemmers, op. cit., p.117-129. [↩]
- Ivan Jablonka, Laetitia ou la Fin des hommes, Editions du seuil, 2016. [↩]
- C’est la raison précise pour laquelle certains systèmes pénaux ont opté pour l’enregistrement obligatoire afin d’éviter à certaines victimes jugées trop fragiles de répéter leurs témoignages. A ce titre, le cas français est un bon exemple avec l’article 706-52 du Code de procédure pénale ; enregistrement obligatoire des auditions des mineurs victimes. [↩]
- Jo-Anne Wemmers, op. cit., p.79-89 [↩]
- Ibid. [↩]
- Ken Armstrong et T. Christian Miller, op. cit. Phrase d’origine : “ rape is “ an accusation easily to be made and hard to be proved, and harder to be defended by the party accused”.” [↩]
- Marjorie Lafon, « Combien y a-t-il de viols chaque année ? Combien de plaintes ? Combien de condamnations ? », Libération, 8 février 2019. [↩]
- La rédaction numérique de France Inter, Les plaintes pour violences sexuelles ont augmenté de 33% en 2021, France inter, 27 janvier 2022. [↩]
- Voy. par Exemple : Le Monde et AFP, « Le parquet classe sans suite la plainte d’une victime d’agression sexuelle insultée par un policier », Le Monde, 18 mars 2022. [↩]
- Ken Armstrong et T. Christian Miller, op. cit. Phrase d’origine : « A lot of times people say, ‘Believe your victim, believe your victim. But I don’t think that that’s the right standpoint. I think it’s listen to your victim. And then corroborate or refute based on how things go.” [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Anne-Blandine Caire (25 mai 2023). Unbelievable. Criminogonie. Consulté le 13 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/ndvp